Au début de l'été de 1942, avant de traverser la Méditerranée sur le paquebot El Biar (c'était peut-être son dernier voyage) à destination d'Alger, j'étais allé dire au-revoir, dans sa maison d'Anduze où il était venu se réfugier, au poète et critique d'art Michel Seuphor, ami et biographe de Piet Mondrian. Lorsque je le quittai, il me dit:« Puisque vous allez à Alger, dites mes amitiés à Max-Pol Fouchet qui dirige là-bas la revue Fontaine. Elle a pris la suite de Mithra lorsque Charles Autrand a été fait prisonnier en 1939. Et montrez-lui vos poèmes». À peine débarqué, mes poèmes en poche, j'ai emprunté le chemin torride qui m'amena rue Lys-du-Pac, sur les hauteurs d'Alger, au siège de la revue. Une personne aimable mais réservée, vestale des lieux, Mademoiselle Clémentine Fenech (même nom que le petit renard des sables), m'accueillit et m'annonça. Max-Pol Fouchet, bonhomme et poupin, me reçut dans son vaste bureau, où se trouvait aussi son collaborateur, le critique Henri Hell. J'avais l'impression d'être un jeune séminariste en face de son évêque. Je lui transmis le message de Michel Seuphor, il lut mes poèmes, en loua un ou deux, déclara que certains autres ne me ressemblaient pas encore. Je lui demandai pourquoi il avait baptisé sa revue Fontaine. Il me dit que c'était en hommage au romancier anglais Charles Morgan, très francophile, dont les romans Sparkenbroke et Fountain avaient alors un grand succès. Il fut ensuite de bon ton de négliger les œuvres de Morgan. Au terme de cette rencontre, Fouchet me conseilla d'aller voir Edmond Charlot dans sa librairie Les Vraies Richesses, rue Charras. Ce que je fis le lendemain. Dans ce minuscule réduit où Charlot avait publié les tout premiers écrits d'Albert Camus, j'allais vite rencontrer Jules Roy, Claude de Fréminville, Emmanuel Roblès, Marcel Sauvage, René-Jean Clot, Emile Dermenghem, Saint-Exupéry, Louis Bénisti : certains deviendront de proches amis. Je compris vite l'importance d'Edmond Charlot, bien qu'il fût encore très jeune. Cette librairie était un creuset d'où naîtrait bientôt l'éditeur de la France en guerre. Après l'armistice de juin 40, Fontaine avait continué de paraître, mais sous le contrôle tatillon de la Censure locale. Il est amusant de se rappeler qu'à Vichy, le ministre de l'Information, Paul Marion, amateur de poésie, était un fervent abonné de la revue, même si ne lui échappaient pas « les clins d'œil aux lecteurs avertis ». Dans le même temps, la revue Poésie de Pierre Seghers, installée en zone libre, bénéficiait d'un abonnement de luxe du Maréchal Pétain. Bizarrerie de l'Histoire! C'est un journaliste, Alexandre-Louis Breugnot, vite un ami, qui m'invita à donner des articles à l'hebdomadaire Algérie-Magazine, auquel Max-Pol Fouchet collaborait. Je lui enverrai plus tard des « billets du front », écrits au fond de mon tank. Charlot recevra lui aussi des poèmes griffonnés pendant de rares instants de répit. À cette époque, on n'avait pas encore évalué la place qu'Edmond Charlot avait commencé à prendre. Il avait certes publié Albert Camus, mais celui-ci n'était qu'une star locale au regard du public algérien, et souvent très controversée. Il était alors en « Métropôle » pour soigner ses poumons. Il fallut vraiment le débarquement américain du 8 novembre 1942 pour que Les Vraies Richesses deviennent l'omphalos de la littérature non seulement française mais aussi internationale. On peut aujourd'hui en juger si l'on consulte le précieux Inventaire publié par Michel Puche aux éditions Domens en 1995. Je ne citerai que quelques-uns des auteurs qui figurent au catalogue : André Gide, Joseph Kessel, Emmanuel Roblès, Gabriel Audisio, Enrico Terracini, David-Herbert Lawrence, Arthur Koestler, Albert Cossery, Georges-Emmanuel Clancier. Je ne résiste pas au plaisir de rappeler un épisodeconcernant Le Silence de la Mer. Les communistes algérois, ne sachant pas qui était Vercors, l'un des leurs, voulaient que l'éditeur soit fusillé. Les choses peuvent parfois être drôles longtemps après. En 1943, j'ai quitté l'Algérie pour le front italien avec le Corps Expéditionnaire Français. De brefs messages à ma famille furent mes seuls contacts pendant deux ans. En 1946, rescapé et démobilisé, j'eus la surprise de recevoir des Éditions Charlot des exemplaires d'un recueil de mes poèmes, mon tout premier recueil, Sur mon cheval. Cette mince plaquette me valut d'être cité par Jean Sénac dans un article paru dans la revue Méditerranée, qui me rattachait à une École d'Alger qui n'a finalement jamais existé. En 1946, Max-Pol Fouchet partit à Paris en emportant Fontaine, mais l'heure de cette revue étant passée il se consacra avec brio à la Télévision. Charlot, lui aussi à Paris, connut des succès qui le rendirent dangereux pour certains éditeurs qui le lui firent savoir. Il jeta l'éponge et finit par retourner à Alger, dans sa petite librairie qui, plus tard, fut plastiquée deux fois par l'OAS. J'eus la joie de le retrouver en 1980, à Pézenas, au terme d'une carrière d'attaché culturel autour de la Méditerranée, dans sa librairie du Haut Quartier, toujours entouré de livres et d'amis. |