I
De toi je n'ai su que l'écume et les vagues
Comment t'aurais-je connue
Tu étais la figure de proue
Je ne pouvais qu'imaginer tes seins durs
Ton ventre à la courbure des voiles
Quand ta chevelure aux courants se nouait
Comment t'aurais-je connue
Devant moi tu étais entre des ailes
A tes pieds l'une et l'autre nées
Les oiseaux du semeur au matin
Comme nul amant ne fit je te suivais
sans rien voir de tes regards
Sauf qu'ils se posaient au même horizon
Si nous eûmes un fils
Ce fut le lointain
Des moustaches d'embrun
Devant toi s'écartaient
Comme celles des chats dont on assure
Qu'elles leur permettent d'aller
Dans la nuit
Tu livrais combat à des houles adverses
Singulier défenseur que j'étais ! A l'arrière de toi
Quand j'aurais dû de mon corps te garder
Moi qui n'étais qu'un homme de poupe
Liberté
Ainsi t'appelait l'équipage
Je t'ai trop désirée pour savoir te nommer
Il fallait tenir la toile
Veiller aux récifs
Ta poitrine se soulevait aux montées des lames
Des tempêtes des bonaces je te savais sauve
Les flots devant toi se cassaient
Les hommes au cours des émeutes
Mouraient lèvres à tes lèvres
Tu fendais l'eau des vivants et des morts
Je n'ai su de toi que la révolte écroulée
Les barricades démontées
Tu m'as précédé toujours
Je n'ai pu que t'aimer
Savoir de toi ce que veut dire la vie
Combien pèse peu la mort au fléau des mâts
Inconnue mon inconnue ta figure est pourtant
Ma porteuse ce que je sais
Du savoir et des profondeurs
II
Grande femme forte
Forte comme l'homme
Forte comme la femme
Douceur d'aube
Tendresse de soir
Volonté de midi
Présente comme la pierre
Fugitive éternelle
Nue
Comme la grille de fer
Qui est supplice de ta chair
Nue dans les drapeaux
Nue dans l'espace
Qui est toi
Te dire
Avec des mots aussi nus
Que la grille de fer
Pour vaincre les grilles
Pour sécher le sang
Des grilles
Aux retours des chemins
Nous conviaient les masques
Nos espoirs nous dupaient
Vêtus de nos croyances
Tu le sais nous avons cédé
Aux simulacres
O sanglante
Notre rouge vérité
Parmi tant des nôtres brûlés
Pour seulement te désirer
Ton sang
Laisse-moi le regarder
Pour voir
Le sang des miens
Sang
J'ai la bouche pleine
De ta salive
III
Désertées les barricades
Ai-je dit
De quel droit le dire
Les nouvelles se dressent
Aussi dures aussi fragiles
En elles à leur naissance
Portant leur écroulement
Le sable des renaissances
Le temps retourne le sablier
La mer est le ventre
De la mer
Les plus lentes pluies
Sur des paysages à mourir
Nous trouvons dans les orages
Nos plus anciennes montures
Le baiser fou de l'éclair
La sagesse des folies
L'éclair t'appartient
Maîtresse des feuilles
Maîtresse des rivières
Maîtresse de l'oiseau
Maîtresse qui n'exerce pas
La loi des maîtres
Maîtresse de tout homme
Doué de sexe et d'âme
Pierre de silex pour le feu
N'accorde pas à tes nomades
Le répit la tente le refuge
Qu'ils n'aient vu
L'éclair
Fais donc qu'ils ne cessent d'aller
Sans jamais se corrompre
Muscles noueux des longues marches
Les os imputrescibles
Sur les hauts plateaux déserts
Où règne à ton image
Le vent
Le vent la neige la pluie
Meunier des saisons la bourrasque
Les vastes baumes du soleil
Les soies de lumière
Que seraient-ils sans la course
Et le vol?
IV
Le fil de la vierge
Au gré du silence matinal
En dit plus sur toi
Que les mots
Pourtant je parlerai
De la violette nichée
Des campanules de l'anémone
Du lys des asphodèles
Mais jamais n'oublierai
Ni l'épine ni l'ortie
Ni la ciguë verte
De parfums de saveurs
La terre est libre
V
Libre tu ne l'es pas
Seule
Je regarde les continents
Ce ne sont que plaies
Ta blessure
Afrique où naquit l'homme
Qu'attends-tu parmi les tambours
Pour l'honorer dans les savanes
La protéger de forêts noires
Asie aux foules mourantes
Accorderas-tu jamais tes mystères
Au mystère de la seule vie
Fleuve sans bûchers funèbres
Amérique aux dieux exsangues
Vas-tu la reconnaître bien de tous
Mesure commune des cavaliers
Mouvement de l'herbe aux prairies
Océanie tes plongeurs la cherchent-ils
Dans la transparence de la mer
Reviendront-ils un jour à la surface
La couvrant de perles et de bulles
Europe qui te vantais de la créer
En cortège contre les cachots
Europe plus que d'autres coupable
Tu la disais ta mère et ton enfant
Voilà donc où nous sommes
Vivants de ce siècle
A tes pas comme un boulet
Nous avons attaché la terre
Inventé des systèmes
Pour te lier de phrases
Crié Liberté ! Liberté !
Pour couvrir ta voix
Pauvre géographe le monde
N'est rien que filets jetés
Pour barrer la rivière
Les yeux fermés je te vois
Souffrir aux latitudes
Tu le sais nous avons cédé
Aux simulacres
Ô sanglante
Notre rouge vérité
Parmi tant des nôtres brûlés
Pour seulement te désirer
Ton sang
Laisse-moi le regarder
Pour voir
Le sang des miens
Liberté
J'ai la bouche emplie
De ta salive
De sang
1. Hymnes à la seule est reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Actes Sud . Il figure dans Demeure le secret et autres poèmes publiés en avril 1985 par Hubert Nyssen, éditeur. Ce poème inédit jusqu'alors est considéré comme le tout dernier écrit et contrôlé par Max-Pol Fouchet.