ÉCRIRE ET LIRE DE LA POÉSIE POUR VIVRE MIEUX
Daniel GÉLIN
La poésie se porte mal ? On ne lit pas les poètes. On n'entend presque plus de poésie à la radio ! La télévision ne parle pas de poésie, et dans la seule émission littéraire indéracinable, elle semble presque incongrue. L'animateur qui en parle parfois n'est pas encore au placard parce qu'il donne au bon public l'impression d'être « au courant » sur une chaîne où les sondages ne sont pas encore loi du talion. Cet animateur, dis-je, je l'ai entendu poser cette question, que d'ailleurs doit se poser aussi ma concierge, mon producteur de feuilleton et peut-être même quelque ministre « responsable » : « De nos jours, à quoi sert la poésie ? » L'humiliation, la honte ne me saisissent même plus ; et depuis longtemps nous savons que les réactions sont vaines dans la vie banale que nous menons et dont nous sommes assez lâches de nous contenter. Mais René Char vient de mourir et, soudain, ma vie quotidienne me paraît encore plus dérisoire car, bien sûr, j'ai relu ses poèmes pour stèles qui bornent, au croisement des idées, nos avancées vers la mort. Je me suis consolé et me suis senti fier d'être français, dans ce pays aux façades couvertes de réclames pour produits ménagers, artistiques ou politiques et assourdi de slogans navrant de banalité, de déclarations où la petite haine est entretenue, les antagonismes mesquins favorisés. D'être français donc, malgré tout, dans cette contrée ayant secrété un si grand poète, qui tout sa vie a résisté à la honte, à la compromission, à la cruauté et la bassesse de l'existence. Nous sommes quelques-uns, et les plus humbles, les plus fiers aussi, les plus exigeants à nous sentir ébranlés par la disparition de ce géant. Mais nous sommes les plus possédés d'optimisme, et les plus rassurés pour les générations futures qui recevront son message, le plus évidemment sacré. A l'instant de la mort, beaucoup d'hommes grandissent. Après la mort, les poètes – très tôt et longtemps – améliorent par leur dire ceux qui restent et ceux qui vont venir.
A quoi sert de nos jours la poésie ? Il faut, malgré la médiocrité ambiante, essayer de répondre. Elle sert à élever l'âme, à dominer de plus haut la culture la plus comestible. A retrouver la fièvre exquise de nos enfances étonnées, à nous imprégner de la grandeur de l'innocence mais aussi à nous vouloir meilleurs, comme les saints, les prophètes nous l'ont ordonné.
Lorsque nous sommes navrés des égoïsmes nationaux et des frontières imposées par les hommes et les langages, elle sert à nous sentir fraternels et contemporains des fougères géantes mais aussi du cosmos où les étoiles – irrémédiablement – continuent de naître ou de s'éteindre. A penser à nos morts, lorsque la solitude nous assaille et les insupportables concessions qu'il nous faut faire au contact de nos contemporains futiles ou distraits, sourds au commerce de la mort. La poésie aussi peut remplacer les prières que nous avons désapprises ou ignorées et qui rendent plus hautes nos méditations. Elle peut même être utile à la création d'un Dieu nouveau, par la force de notre imagination : notre organe impalpable mais essentiel et souvent sclérosé. A louanger les plus belles créatures : la femme à faire éclore, l'enfant à rassurer et à entendre, la mer et ses mystères de grande mouvance, le désert où la présence d'un Dieu sans dogme se fait presque tactile, la Nature tout entière avec ses invisibles randonnées de pollen, secrètes ardeurs d'insectes, chorégraphie des cellules aux arcanes de nos corps et au vertige de l'infini.
La poésie sert aussi à déifier les mots d'amour, à rassurer l'espérance, à croire enfin, qu'ici-bas, rien n'est inutile, même la mort, et qu'il faut des mots pour fixer cette certitude et en faire célébration.
Je n'en finirais plus de citer les preuves de la nécessité de la poésie. Quant aux explications, après l'œuvre surgie, aux analyses des textes, je me sens en accord, avec un état vibrant d'affection et de reconnaissance, avec ce que m'a confié un jour sur la terrasse de Giens, Dorothy Léger, la veuve de Saint-John de Perse, qui, lui avait déclaré : « J'écris pour vivre mieux », lorsqu'il me parlait des spécialistes éminemment honorables du langage qui se penchaient sur l'œuvre du Grand Navigateur avec une minutie et une ferveur presque talmudique : « Est-il bien nécessaire de vouloir disséquer la gorge du rossignol ? »
Je dis aussi la vénération que je porte à Guy Rouquet qui œuvre pour la propagation de la poésie avec ce mélange de douceur extrême et d'ardeur héroïque, et à tous ceux qui, comme lui, consacrent leur vie à la connaissance des poètes nouveaux, qui patientent et œuvrent dans la noble obscurité et solitude ; ces poètes qui heureusement existent et aident à compenser, par la hauteur de leur incarnation, le vide culturel ambiant.
« Mon lecteur, mon frère, désormais ne prend plus peur devant l'abîme, l'injustice, et refusant d'être inconsolable, fais tiennes les paroles de René Char, plus présent que jamais, et avec lui, sachons ensemble oser proclamer : ‘Salut à toi, poussière mienne, salut d'avance joyeuse entre les pattes d'un scarabée'. »
* Écrire et lire de la poésie pour vivre mieux est un texte original de Daniel Gélin dépourvu de titre, publié par les Éditions L'Âge d'Homme en mai 1988 dans le recueil collectif de poésie intitulé « L'Atelier Imaginaire », p 127 à 129.
PDF de l'article: http://www.atelier-imaginaire.com/doc/doc_168.pdf
Au sujet de l'auteur: https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_G%C3%A9lin
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