Connaissez-vous l’histoire du scaphandrier ? Ceux qui l’ont dĂ©jĂ entendue voudront bien m’excuser de la dire Ă ceux qui ne la connaissent pas. Elle est très courte.     Un scaphandrier effectuait des recherches au fond de la mer. Son appareil Ă©tait des plus perfectionnĂ©s. A l’inÂtĂ©rieur, il y avait un tĂ©lĂ©phone, qui lui permettait de communiquer avec le capitaine du navire auquel il Ă©tait reliĂ©. Soudain le tĂ©lĂ©phone rĂ©sonne. C’est le capitaine qui appelle le scaphandrier, et voici ce qu’il lui dit, d’une voix angoissĂ©e Remontez, remontez vite, notre bateau est en train de couler. L’histoire s’arrĂŞte lĂ ! Elle ne vous paraĂ®tra sans doute pas fameuse... Pour ma part, lorsque je l’entendis pour la première fois, racontĂ©e par le poète Jacques PrĂ©vert, - pas plus tard que ce matin, d’ailleurs, - il m’a semÂblĂ© qu’elle devait nous faire rĂ©flĂ©chir.     On peut se demander comment naissent les histoires, quels sont les auteurs de ces histoires. marseillaises, juives ou autres qui nous rĂ©jouissent : c’est un proÂblème ! A l’exception de celles qui sont gaillardes, les autres ne rĂ©sulteraient-elles pas du simple bon sens collectif devant un monde plein d’absurditĂ©s et de contradicÂtions ?     Oui, l’histoire de ce scaphandrier qu’on rappelle Ă la surface au moment oĂą le bateau auquel il est rattachĂ© s’enfonce, c’est une fable, un proverbe aux couleurs de notre temps. Lisez les journaux, vous y trouverez sans cesse des faits qui montrent bien dans quel univers de contradicÂtions nous vivons.     Tenez, nous voulons savoir de plus en plus de choses. Des revues, des publications que l’on appelle “ digests ” connaissent le plus grand succès parce qu’elles prĂ©senÂtent, dans chacun de leurs numĂ©ros, des articles courts sur les sujets les plus variĂ©s, de telle sorte que leur lecteur puisse avoir, sinon des lumières, du moins des lueurs sur la cybernĂ©tique comme sur les souverains Ă©gyptiens de la quatrième dynastie, sur les maladies de l’oseille comme sur le dernier modèle d’avion Ă rĂ©action, sur la course Ă pied chez les Indiens du Mexique comme sur la vie privĂ©e de Charlemagne. De mĂŞme, qu’un explorateur dĂ©couvre une nouvelle peuplade, et annonce une confĂ©rence Ă son sujet, il fera salle comble.     Nous voulons tout possĂ©der. Nous nous intĂ©ressons Ă tout. Nous nous laissons volontairement sĂ©duire par mille connaissances. C’est le contraire de la vĂ©ritable connaissance. Nous ne savons plus oĂą nous en sommes, tellement nous savons de choses oĂą nous ne sommes pas.     Le mot que l’on entend sans cesse autour de soi, c’est : “ occupĂ© ”. Vous rencontrez un ami, que vous dit-il ? “ Ah, si vous saviez comme je suis occupĂ©...” Souvent, c’est faux il ne fait pas tant de choses. Et, pourtant, il ne ment pas. Il est occupĂ© par mille choses que les techniques contemporaines lui dĂ©versent dans la tĂŞte. Cette tĂŞte finalement ressemble Ă un pays envahi par des armĂ©es d’occupation. Comme dans tous les pays occupĂ©s, beaucoup acceptent l’ennemi. D’autres font, au contraire, acte de rĂ©sisÂtance. Étranges contradictions ! Nous ne voulons rien ignoÂrer de la terre, mais nous souhaitons qu’existent des “ continents perdus ”.     L’intĂ©rĂŞt pour les “ primitifs ” ne rĂ©vĂ©lerait-il pas la nostalgie d’une vie qui serait plus simple, plus proche des rĂ©alitĂ©s premières, proche de la terre sans dĂ©sintĂ©Âgration de l’atome, proche du jour sans radio ni jourÂnaux, proche de la nuit sans rĂ©clames au nĂ©on ? Est-ce que cela n’exprime pas, en fin de compte, un dĂ©sir d’échapper Ă la multiplicitĂ© des informations pour reÂtourner Ă un savoir plus modeste et plus profond ? Un des plus grands penseurs de ce temps, le père Teilhard de Chardin, disait que l’humanitĂ© est entraĂ®nĂ©e au cĹ“ur d’un tourbillon toujours plus accĂ©lĂ©rĂ© de connaissances. Ne dĂ©sirons-nous pas Ă©chapper Ă ce tourbillon ?     Voyez comme nous saisissent d’admiration tels visages d’Indien, de Noir, de Jaune, d’OcĂ©anien, dont un exploÂrateur nous a ramenĂ© quelque photographie. Soudain, les maquillages sophistiquĂ©s s’effacent. Il semble que nous sortions de l’univers du bruit, de la cacophonie pour entrer dans celui du silence. Il semble qu’on nous permette soudain de contempler la dignitĂ©, la fiertĂ©, la noblesse. Si nous Ă©prouvons de tels sentiments, c’est que nous ne sommes pas satisfaits. C’est que nous souhaitons ressaisir une vĂ©ritĂ© perdue.     Dans un recueil de contes des cinq Continents, reÂcueillis par RĂ© et Philippe Soupault Ă travers le monde, il y a une belle histoire chinoise : celle de la rose bleue... L’empereur de Chine avait une fille. Elle Ă©tait jolie, pure, savante. Elle possĂ©dait toutes les vertus qu’une jeune fille peut avoir. Mais elle refusait de se marier. Quand on la pressait de choisir un Ă©poux, elle rĂ©ponÂdait qu’elle Ă©pouserait celui qui lui apporterait une rose bleue. Les prĂ©tendants s’ingĂ©nièrent Ă trouver une telle fleur.     Le premier, après avoir vainement cherchĂ©, fit prĂ©Âparer un liquide bleu par un alchimiste, y trempa la rose, l’apporta Ă la jeune princesse. Mais celle-ci s’aperÂçut du stratagème et congĂ©dia l’imposteur. Un autre prĂ©tendant se rendit dans un pays oĂą les rochers Ă©taient des saphirs. Il fit ciseler dans cette pierre la rose. La princesse ne l’accepta pas : j’ai de plus prĂ©Âcieux bijoux, dit-elle. Le troisième prĂ©tendant fit peindre la fleur introuvable sur la plus fine porcelaine. Il fut Ă©galement Ă©conduit.     Un jour, un poète arriva dans le pays. Il dĂ©clara son amour. Puis il cueillit une rose blanche sur le bord de la route. L’empereur de Chine apporte la fleur Ă la princesse en se moquant du poète : “ Ce garçon est fou ! Il prĂ©tend que sa rose blanche est une rose bleue ! ” Mais la princesse rĂ©pond : “ Il a raison, voici la vraie rose bleue ! Elle est belle comme la vie elle-mĂŞme. ReÂgardez bien ! Vous verrez qu’elle est d’un bleu merÂveilleux ! ” La princesse Ă©pousa le poète et, si l’on en croit le conte, ils furent très heureux.
    Encore une histoire obscure, allez-vous dire ? Pourtant ! Notre époque est semblable à la princesse de ce conte. Elle réclame sans cesse une rose bleue. Mais elle désire une rose blanche. Peut-être parce que le bonheur, ce n’est pas de recevoir une fausse rose bleue, mais de recevoir une rose blanche vraie. |